« Le Gabon est un pays exceptionnel. C’est un pays de forêt par excellence. Cette forêt couvre plus de 80% du pays » (Christy et al., 2003). Les auteurs mettent ensuite en exergue le rapport remarquable entre la couverture forestière gabonaise et le nombre d’habitants du pays.
Effectivement, le Gabon offre un ratio de près de 18 ha de couverture forestière par habitant, suivi par la République du Congo (10 ha), la Guinée Equatoriale (4,5 ha), la République Démocratique du Congo (3 ha), la Centrafrique (2 ha) et le Cameroun (2 ha). Le Gabon a, sur ce point notamment, tous les atouts pour proposer à ses partenaires africains, américains, asiatiques et européens des garanties de tout premier ordre quant à une bonne gestion de ses immenses espaces forestiers. Pour autant ces vastes étendues ne sont pas et n’ont jamais été des territoires vierges de présence humaine. Que ce soient les gens des villages, les peuples itinérants ou bien les regroupements humains fondés autour d’activités économiques, le Gabon n’est en aucun cas un pays vide. Les concessions forestières sont l’un des exemples de cette présence et de cette connaissance intime au pays.
Alors que les grands défis écologiques et sociologiques se confondent : réchauffement du climat, invasions biologiques, migrations climatiques, hyperurbanisation, stérilisation des terres arables, méga-incendies, déficits en matières premières ; alors que l’on peut affirmer avec Edgar Morin que nous entrons dans l’ère écologique (2020), au Gabon, depuis deux décennies ces grands enjeux et les moyens pour y répondre sont déjà pris en compte.
Ce processus a été entamé en ayant justement conscience que certains des interlocuteurs en place, en premier lieu d’entre eux les forestiers, sont les possibles médiateurs sur lesquels s’appuyer. Nous pouvons observer qu’une évolution est en marche et que celle-ci va voir émerger un système concessif d’un nouvel ordre. S’agit-il de concessions de développement durable1 ou plus justement des éco-concessions intégrant des services écosystémiques (ECS) ?
Un cheminement vers le développement durable
Ainsi sur le front de la transformation des grumes, dès le 31 décembre 2001, l’article 227 de la loi n°16/2001 stipulait que « la production nationale des grumes doit couvrir en priorité la demande des unités locales de transformation. A cet effet, le taux de transformation de la production locale doit évoluer pour atteindre 75% au cours de la décennie qui suit la date de promulgation de la présente loi ». C’est toutefois le 6 novembre 2009, que le gouvernement gabonais annonçait finalement l’interdiction complète des exportations de grumes à partir du début de l’année 2010 au profit de la transformation locale. L’idée était sinon de créer directement de la valeur, du moins de créer des emplois et d’envisager déjà un futur post-pétrole. C’est d’ailleurs ce que le Ministre en charge des forêts, le Professeur Lee White déclarait il y a peu à la Thomson Reuters Foundation (2020) en indiquant que l’objectif était de passer de 27.000 emplois « forestiers » à 300.000 et de faire croître la part du bois à 40% du PIB du pays au lieu des 4% actuels : « La forêt est une ressource renouvelable et les revenus pétroliers vont s'effondrer au cours des 20 prochaines années alors que le monde cesse d'utiliser le pétrole ».
Depuis bien longtemps (Onouviet et al., 1997) à travers, le PNAE (Plan National d’Action Pour l’Environnement), le Gabon a affirmé son ancrage dans une politique de développement durable. L’article 17 de la loi forestière de 2001, donnait déjà une définition de la gestion durable des ressources forestières : « On entend une gestion qui maintient notamment leur diversité biologique, leur productivité, leur faculté de régénération, leur vitalité et leur capacité à satisfaire de manière pérenne, les fonctions économiques, écologiques et sociales pertinentes, sans causer de préjudices à d’autres écosystèmes. »
Quant au PSGE* (Programme Stratégique Gabon Emergent) qui se fonde sur les trois piliers que sont le «Gabon Vert», le «Gabon Industriel» et le «Gabon des Services», il intègre aussi la gestion durable des forêts et ambitionne de positionner le Gabon comme un leader du bois certifié. Quatre axes sont ici retenus :
- Le renforcement du dispositif réglementaire et institutionnel ;
- L’aménagement forestier ;
- L’implication des populations à la gestion des ressources forestières ;
- Le développement des mécanismes d’appui au secteur forestier.
En septembre 2018, lors d’une visite à la scierie de la société Rougier Gabon située à Mevang, à 60 km de Ndjolé dans la province du Moyen-Ogooué, le président de la République annonçait son intention de rendre obligatoire la certification Forest Stewardship Council (FSC) pour toutes les entreprises forestières opérant au Gabon. « J'ai (...) décidé de fixer 2022 comme année butoir pour certifier FSC toutes les concessions forestières. En effet, toute entreprise forestière opérant au Gabon, non engagée dans ce processus de certification, se verra retirer son permis ».
Plus récemment, le 31 janvier 2020 un accord de coopération était signé entre (FSC) et le ministère des Forêts du Gabon. Celui-ci couvre ces domaines :
- Évaluation et amélioration continue du cadre politique, réglementaire et institutionnel de soutien à la gestion durable des forêts et à la certification forestière.
- Suivi et soutien des efforts des opérateurs forestiers et industriels.
- Accroissement de l’information et de la participation des citoyens, des communautés locales, des médias, des agents publics et de la société civile à la gestion durable des forêts et à la certification forestière.
- Développement des marchés pour les produits forestiers certifiés.
- Renforcement des capacités techniques des parties prenantes en matière de certification forestière ».
En outre, en septembre 2019, le gouvernement gabonais signait un accord portant sur 150 millions USD financé par la Norvège sous le couvert de l'Initiative pour les forêts d'Afrique centrale (CAFI)* , récompensant ainsi les efforts du Gabon dans la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre due à la déforestation et à la dégradation, et dans l'absorption du dioxyde de carbone par ses forêts naturelles. Cet accord a d’ailleurs suscité les critiques de certains, qui faisaient remarquer qu’il était fondé sur des résultats qui ne sont pas directement liés à de véritables efforts de l’Etat gabonais, mais plutôt à des circonstances socio-économiques et démographiques favorables.
La volonté du Gabon de tendre vers une gestion durable et intelligente de ses forêts, d’intégrer la complexité et de créer un cadre propice et innovant se traduit à travers ces textes de loi, ces déclarations et accords. Ce contrat de 10 années avec CAFI donne des moyens de mener cette politique.
A ce stade, il faut également saluer une forme d’anticipation en termes d’adaptation opérationnelle et environnementale des gestionnaires forestiers certifiés FSC face aux exigences et ambitions du politique.
Mais sans doute faut-il revenir en 2014 et à la loi 002/2014 intitulée explicitement « Loi portant orientation du développement durable en République gabonaise ». Les références à Brundtland (1987) et au fameux triptyque écologie/environnement/économie jettent les fondations du texte. Au-delà de cette référence historique fondatrice, il est intéressant de noter une définition donnée dans le texte de loi, c’est celle de la concession de développement durable ou bail de développement durable : « concession ou bail emphytéotique devant être exploité par son bénéficiaire de manière durable pour une période déterminée lui conférant à titre exclusif des droits de développement durable » (p.2).
La définition suivante explique ce qu’est un patrimoine de développement durable: « ensemble des biens et/ou valeurs-existants tels que les services éco systémiques, le carbone, la biodiversité, le capital communautaire et naturel ». Enfin il est également détaillé ce qu’est un crédit de développement durable : « titre ou valeur généré par la création, l’amélioration ou le maintien des patrimoines de développement durable liés à une activité de développement durable ».
Il reste donc à mettre cela en action. Le texte précise que : « L’État assure le développement durable du Gabon ». Le vocable « d’autorisation préalable », « d’autorité compétente », voire « d’acte administratif » est martelé. Ce positionnement pourrait apparaitre en la matière centralisateur, voire même quelque peu dirigiste, du moins c’est le sentiment qui est transmis. C’est certainement le moyen de pouvoir centraliser les aides, d’éviter des double-comptes en crédit carbone ou biodiversité. A partir de l’Article 4 (pp.6-7), les mesures sont détaillées. Certaines de celles-ci sont reprises ci-dessous :
« — (…) l’institution d’obligations visant à compenser les impacts négatifs, notamment par l’acquisition de crédits de développement durable ;
— la création des droits de développement durable et de crédits de développement durable qui constituent des biens incorporels pouvant faire l’objet de sûretés et qui peuvent être valorisés et négociés conformément à la réglementation en vigueur ;
— la création de mécanismes, d’instruments financiers et d’un système d’institutions garantissant la fiabilité des échanges des crédits de développement durable ainsi que l’homogénéité des pratiques de développement durable sur l’ensemble du territoire national ;
— la promotion de toute mesure permettant le maintien et l’amélioration des patrimoines de développement durable ;
— la mise en œuvre de toute mesure incitative, notamment en matière fiscale, visant à favoriser des actions et des politiques, programmes et projets de développement durable ; (…) ».
Se dessine à travers cette loi, un cadre qui définit une politique visant à créer, dans une durée longue, des droits de développement durable qui peuvent bénéficier de soutiens financiers et fiscaux.
En matière d’instruments et de critères, il faut se référer à l’article 5 (p.7). La concession de développement durable est ainsi mise sur les fonds baptismaux dans cette partie du texte.
Quant à l’article 6, il détaille les critères pris en compte pour soumettre les projets de développement durable. Logiquement sont ainsi retenus :
— le niveau d’investissement ;
— le chiffre d’affaires ;
— le nombre d’emplois à créer ;
— la surface terrestre et maritime ;
— la surface forestière et des aires protégées ;
— le taux d’émission de gaz à effet de serre ;
— la sensibilité écologique ;
— la durée du bail ou de la concession.
A ce stade, la question qui se pose est certainement celle de la mise en œuvre d’une telle ambition. Les différentes crises économiques et spéculatives (pétrole) et celle combinée de la crise de la Covid-19 mettent, d’un point de vue financier, l’interventionnisme étatique en délicatesse. Outre cette conjoncture peu favorable, des facteurs structurels tels que l’organisation, la formation des fonctionnaires concernés, les besoins en moyens de contrôle et la mise en œuvre de la vision politique des différents Ministères et de l’Etat représentent certainement des freins.
Un autre aspect structurel encore plus inquiétant doit être évoqué ici. Il s’agit de la faiblesse économique des acteurs de terrains, de ceux que nous désignions comme médiateurs territoriaux, à savoir les forestiers eux-mêmes. En effet, en se référant aux résultats économiques de cette industrie africaine : le bois tropical ne paie pas ! Les bois tropicaux ont bien du mal à se positionner dans le marché mondial pour des raisons diverses : coûts, logistiques, rendements, visibilité, barrières à l’entrée, développement des produits de substitution (PVC, alu, béton), concurrence avec les bois résineux et feuillus tempérés, etc.
C’est là qu’une évolution du régime des concessions forestières peut venir suppléer aux difficultés conjoncturelles et à celles plus structurelles ainsi qu’évoqué précédemment, dont la perte de rentabilité.
De l’éco-concession-systémique (ECS) La question qui revient est toujours la même (Groutel, 2017a, 2018) : « qui est prêt à payer pour cela» ? Le consommateur final est peu informé, il est difficile de le contacter.*Alors que les grands bailleurs internationaux recherchent des projets durables sur lesquels poser leurs regards... et leurs fonds. Sensibiliser des populations, protéger des animaux, suivre l'évolution de ceux-ci, accueillir chercheurs, écologues et autres scientifiques, dans la durée, voilà qui mérite bien un soutien financier et réputationnel» (Groutel, 2019).
Le texte de 2014 donne déjà de nombreuses pistes. Celles-ci peuvent s’étager de la sorte :
- L'engagement d'un pays comme le Gabon, à certifier selon le schéma FSC l'ensemble de ces concessions d'ici à 2022, apporte une forme d’homogénéisation au modèle. Cela évite de la destruction d’image et de la concurrence déloyale. ;
- D’un point de vue financier, il est nécessaire d’envisager :
o Une répartition des crédits carbone et biodiversité entre Etat, concession et communautés. C’est une condition primordiale de partage de valeur;
o Des conventions fiscales appropriées du type de celles mises en place dans les Zones Economiques Spéciales.
Il s’agirait plus précisément d’une forme de pacte de stabilité règlementaire visant à sécuriser les investisseurs ;
- Une reconnaissance d’une forme d’Opérateur Ecologique Agrée inspiré des Opérateurs Economiques Agrées afin de fluidifier les démarches administratives ;
- La durée de la concession de développement durable serait emphytéotique. Le temps de la forêt, celui de la biodiversité, du carbone, de l’eau…est le temps long. Il ne peut être cantonné à une gestion sur 20/25 ou 30 ans ;
- Le projet peut être incrémental, en étendant le modèle à partir des unités existantes, avec la souplesse du mode projet afin de s’adapter aux évolutions à venir;
- Les projets doivent être reconnus et « massifs » en défendant un modèle de concession permettant la gestion sur des superficies suffisantes. Il est, en effet, impossible de gérer à petite échelle la renouvelabilité du patrimoine forestier, la faune, voire de la logistique (ponts, routes, voies navigables);
- Elle doit être valorisée et soutenue par le pays lors des négociations internationales sur le climat, le carbone ou la biodiversité;
- Cette reconnaissance s’exprime par la validation de la certification dans le cadre du RBUE*;
- La reconnaissance, par IUCN et certaines ONG du rôle positif des concessions ECS dans la préservation des espèces menacées serait souhaitable. Pour Groutel, Alix et Dugripon (2020) « Cette éco-concession systémique est avant tout redistributive pour développer les territoires forestiers avec des missions d’intérêt environnemental où les populations forestières deviennent des « salariés-partenaires ».
Cette concession d’un nouveau genre se base sur un partenariat public-privé avec une gouvernance qui n’ampute pas la souveraineté des nations mais garantit la préservation et le développement des dimensions culturelles et sociétales de la forêt. Dans certains cas, un actionnariat diversifié composé d’acteurs locaux, nationaux et internationaux donnerait la possibilité de conjuguer les intérêts publics, privés et universels. Agroforesterie et foresterie communautaire permettraient d’assurer le développement d’un agro-business africain vertueux au service des populations du bassin du Congo. Les services écosystémiques (fourniture de l’eau et de l’électricité, stockage du carbone, préservation de la biodiversité, etc.) sont rémunérés par des flux financiers internationaux fléchés uniquement sur les éco-concessions ».
Les possibilités de tendre vers cette Eco-concession-systémique (ECS) sont nombreuses. Le Gabon, appuyé en cela par les grands bailleurs internationaux, peut jouer une partition riche et créative de valeur pour ses habitants et les générations futures. C’est une question de volonté politique. Celle-ci semble, à l’aune de ce qui a d’ores et déjà été mis en place, sincère.
Conclusion
Infléchir la courbe de la disparition des espèces, tout en créant de la richesse, de l’emploi, du bien-être et de la santé apparait comme une gageure.
Souvent, nous avons évoqué le modèle costaricain pour le Gabon. Cependant, chaque pays a son histoire, sa géographie, son économie et sa sociologie. Le Gabon, une sorte de « Central Park » lové dans le Golfe de Guinée, confiné entre deux géants démographiques que sont le Nigéria et la République Démocratique du Congo, peut écrire une page singulière. Cette forêt n’est plus en l’espèce un « enfer vert », une « jungle » ou une « forêt vierge », mais un espace compris dans sa complexité, géré par celles et ceux qui la connaissant le mieux et l’aiment avec discernement. Le Gabon s’est déjà doté du cadre législatif nécessaire avec la loi de 2014. Des moyens financiers existent, qu’ils soient actuels (CAFI) ou à venir avec les divers fonds verts. La nécessité de faire évoluer le modèle concessif, afin d’apporter plus de valeur, est démontré. D’autres sujets auraient pu être abordés ou développés ici. Que ce soient les PFNL (Produits Forestiers Non Ligneux), l’éco-chimie, la protection contre les feux, l’enseignement et la recherche, l’agroforesterie, les délégations de service public, les plantations, etc.
La liste est longue et reflète bien la multiplicité et les imbrications des potentialités. Quoi qu’il en soit, ce modèle de concession de gestion durable ou d’ECS (Eco-concession-systémique) est, à n’en pas douter, un outil à la disposition de la politique légitimement ambitieuse du Gabon.
Dr Emmanuel Groutel
#Fin#
Notes:
1-Voir la définition donnée par la loi de 2014.
2. 2012.
3 AGEOS : l’Agence Gabonaise d’Etude et d’Observation Spatiale (arrêté N°774/PM du 30 mai 2017) est chargée d’effectuer une surveillance satellitaire des activités susceptibles d’affecter la forêt.
4 Central African Forest Initiative.
5 Règlement Bois de l'Union Européenne.